27 juin 2010

Cuvée 2010


Parmi les choses qui nous animent énormément à côté de notre boulot, il y a le groupe de lecture de la Communauté française (de Belgique).
Pour ceux qui ne connaissent pas, il s'agit d'un groupe de professeurs de français motivés qui lisent chaque année des tonnes de propositions pour ne garder que le meilleur, à savoir des livres incitateurs qui conviennent aux élèves des trois dernières années du secondaire (en gros, de 15 à 18 ans) et qui devraient leur donner l'envie de lire.

Et, ta-daa!, le quatrième volume de la brochure vient de sortir et il est téléchargeable ici.

Cela s'adresse d'abord aux enseignants et à leurs élèves, mais aussi à tous ceux qui cherchent de bonnes idées de lecture pour les vacances (mais nous reviendrons sur ce sujet dans quelques jours...).


21 juin 2010

Sur un air d'opéra

L’accordeur de pianos, Pascal MERCIER

Une famille dysfonctionnelle et ses secrets au centre d’un roman psychologique dense.

Patrice et Patricia ont vécu loin l’un de l’autre pendant plusieurs années. Lui à Santiago, Chili ; elle à Paris. Ils ont brutalement quitté leur foyer berlinois pour vivre pleinement une séparation, décidée ou imposée ?, nécessaire et définitive. Car ces deux jumeaux, on le comprend très vite, ont joué avec les limites de leur étonnante proximité et commis une faute peut-être irréparable. Il faudra un accident sensationnel pour qu’ils se retrouvent à nouveau dans la demeure de leurs parents : l’incarcération de leur père, accusé du meurtre d’un célèbre ténor en pleine représentation de Tosca. Comment comprendre ce geste insensé de la part d’un accordeur de pianos sans histoire, incapable d’un acte aussi théâtral et dramatique ? Patrice et Patricia vont remonter les fils de l’histoire familiale, recouper les récits, les souvenirs et mettre à jour une longue suite de non-dits et de secrets larvés qui ont rendu cette famille ordinaire complètement dysfonctionnelle. 
Les jumeaux racontent tour à tour leur histoire, celle de leur relation fusionnelle et de leur lente reconquête identitaire l’un sans l’autre, le deuil d’une fraternité qui les avait emmenés au-delà d’eux-mêmes. Leur récit est consigné dans des cahiers qu’ils devront s’échanger plus tard, une fois passé le drame qui touche leur famille, et alors, peut-être, ils pourront commencer à vivre.
Au fil des cahiers, nous apprenons les raisons du drame et l’histoire de chacun des membres de cette famille marquée par les regrets, les attentes vaines et les désillusions. A côté de son métier d’accordeur, le père s’est rêvé compositeur d’opéra et, toute sa vie, a recherché la reconnaissance d’un monde de la musique resté sourd à ses œuvres. A travers ces opéras, leur composition et la passion d’un homme, on découvre le roman d’une famille, sa perpétuelle amertume et ses mythes fondateurs qui, peu à peu, jetteront une nouvelle lumière sur le geste fatal du père (qui ne s’expliquera qu’à la toute fin du roman).
Chaque chapitre du roman est un cahier de Patrice et de Patricia. On recoupe donc peu à peu les informations pour reconstruire avec eux le fil des événements.
Les romans prenant pour thème la musique peuvent parfois s’avérer difficile d’accès aux néophytes. Pas de souci ici car même s’il est souvent question d’opéra, c’est avant tout comme d’un élément de l’histoire de la famille et pas comme un objet en soi. Il est davantage question de l’envie de créer, de laisser une trace, et de la différence entre l’artiste et l’artisan. En partant de l’histoire des jumeaux fusionnels (ce qui n’est pas très original), MERCIER prend vite ses distances pour montrer les liens entre les différents membres de la famille. La description des souvenirs et des sentiments est fine, minutieuse et souvent touchante, alors que le sujet pouvait s’avérer plutôt glissant. Jouant habilement sur la distance entre les deux personnages de jumeaux, l’auteur amène le lecteur à la découverte de cette histoire familiale tragique.
Seul bémol (ok, jeu de mot un peu facile pour un livre qui parle de musique…), certaines longueurs ou digressions inutiles qui ralentissent le rythme général du roman mais qui, au final, n’ont pas gâché mon plaisir. J’ai d’ailleurs beaucoup plus accroché à ce titre qu’à Train de nuit pour Lisbonne que j’avais abandonné en cours de lecture.
Un grand merci à la collègue qui m'a fait découvrir ce livre.

17 juin 2010

La chute de l'ange

Le jeu de l'ange, Carlos Ruiz ZAFÓN

On l'attendait avec impatience : le second roman de l'auteur de L'ombre du vent... Hélas, trois fois hélas, une profonde déception....

Le cimetière des livres oubliés, une maison maudite, un livre dangereux qu'on essaye de détruire, un libraire humaniste, Barcelone et ses mystères, des femmes rayonnantes et inaccessibles, le diable qui rôde, un écrivain génial mais non reconnu... Ces ingrédients vous disent quelque chose ? Ça vous rappelle L'ombre du vent?  Et pourtant, il s'agit des éléments du Jeu de l'ange, le nouveau livre de ZAFÓN, écrivain qu'on a beaucoup aimé, dont le génial l'Ombre du vent avait quasi fait l'unanimité chez ses lecteurs, un livre qu'on a offert encore et encore et qui n'a jamais déçu. Et là, patatra, ZAFÓN s'effondre la tête la première de son piédestal. Son second roman n'est que la parodie du premier, le souffle en moins, les clichés en plus. Il se situe une génération avant L'ombre du vent. Nous rencontrons donc Daniel Sempere-père encore trentenaire ainsi que son père à lui. Le héros est David Martin, écrivain génial, dont l'enfance aurait fait pleurer un héros de Dickens, qui, après avoir connu déconfitures professionnelles, familiales, amoureuses et appris qu'il était atteint d'une maladie incurable, rencontre un étrange éditeur au sourire inquiétant qui lui propose santé et argent en échange d'un livre religieux. Et oui, ZAFÓN ne fait rien de moins que de relire le mythe faustien et de nous livrer une saga gothique sans hésiter à utiliser tous les poncifs du genre : meurtres sanglants, morts qui parlent, maisons effrayantes, statues glauques, scènes de cimetière et ambiances lugubres... Là où L'ombre du vent penchait subtilement vers le fantastique sans jamais y tomber, Le jeu de l'ange n'hésite pas à nous servir le diable et autres fantasmagories à la louche. Et si, au début, on ne boude pas son plaisir de lire une histoire certes déjà lue mais encore un peu haletante, on ferme le livre en ayant la sensation d'avoir vu le vilain remake télévisé d'un chef d'œuvre du cinéma d'auteur. ZAFÓN aurait-il fait un pacte avec le diable de la médiatisation et du succès en nous vendant son best-seller ? D'accord, la métaphore est un peu facile, mais c'est bien mérité !

14 juin 2010

Y a un truc

La Nuit de l’illusionniste, Daniel KEHLMANN

La confession d’un prodige de l’illusionnisme, entre rêve et réalité.

Au départ, il n’y avait rien. Ou alors juste des couleurs. Mais peut-on croire les premiers souvenirs du nourrisson dans une mémoire recomposée ? Déjà là, dans cette tentative un peu illusoire de reconstituer sa genèse, la réalité semble s’effacer devant le rêve éveillé de celui qui raconte.
L’enfance d’Arthur Beerholm est marquée par une disparition digne des plus grands tours de magie : l’évanouissement total de sa mère adoptive, frappée par la foudre. Faut-il y voir un coup du hasard ou la main de dieu ? Par la suite, la découverte de la beauté parfaite des mathématiques amènera Arthur vers la prêtrise et la théologie. Vocation ? Non, car sa véritable passion le rattrape un soir devant le spectacle d’un illusionniste. Il sera magicien, le plus grand de tous, le plus virtuose, adulé et inquiétant. Celui qui, oubliant les trucs et les ficelles, donne la parfaite illusion d’un pouvoir qui défie l’entendement. Succès et gloire jusqu’au jour où le magicien se découvre un pouvoir insoupçonné…
La confession d’Arthur est celle d’un homme qui se joue de la réalité et qui, comme un romancier (ce que sous-entend la très belle couverture du livre), mélange dans son récit faits avérés et visions, illuminations sublimes qui, au fil du roman, finissent par faire douter le lecteur. Arthur s’adresse-t-il à un interlocuteur réel, absent, rêvé ? Où trouver la vérité dans un monde d’illusions ?
La Nuit de l’illusionniste est le premier roman de celui que les médias ont pris l’habitude d’appeler « le jeune prodige de la littérature allemande », écrit en 1997 et revu en 2007. On y retrouve le destin d’une personnalité hors norme et géniale, comme dans Les arpenteurs du monde. Arthur disparaît derrière son talent et sa vocation et se construit un univers coupé du monde des humains.
Le récit est parcouru de réflexions philosophiques sur la mémoire, dieu, la perception, la création, … et c’est pas à pas que l’intrigue avance, au gré des illusions, vers les toutes dernières révélations. La construction est impeccable, maîtrisée, mais il manque parfois de distance, de quoi s’accrocher un peu plus au personnage. Plus on avance dans le roman, plus la différence entre le rêve et le réel tend à s’estomper, ce qui parfois lasse un peu. Pêché de jeunesse ?
Du même auteur, rappelons donc Les arpenteurs du monde mais aussi Gloire, que nous avions beaucoup aimé.

9 juin 2010

Les aveux de Bronsky

Fuck America, Edgar HILSENRATH

Roman loufoque et décapant sur la mémoire d’un juif échappé des ghettos. Bien-pensants s’abstenir.

La famille de Jacob Bronsky a voulu quitter l’Allemagne dès 1938. Sentant le vent tourner et voyant comment le régime nazi s’en prenait aux biens et aux personnes de la communauté juive, ils ont demandé l’asile aux Etats-Unis, demande refusée avec désinvolture et cynisme.
La guerre est passée et le fils, Jacob Bronsky, vit désormais à New York. Nous sommes dans les années 50 et pour Jacob ce n’est pas l’american way of life. Nourriture subtilement dérobée à ses colocataires, délits mineurs pour quelques dollars, vêtements élimés, petits boulots minables qui lui assurent juste de quoi survivre et, de temps en temps, s’offrir un cinéma, un verre ou les services tarifés d’une professionnelle soulageant pour un instant son immense appétit sexuel. Car avec les femmes, cela ne marche pas trop non plus. Impossible de participer les poches vides à ce nouveau parcours du Tendre mis en place par la bonne société : une série de date, cadeaux, sorties dispendieuses pour pouvoir, peut-être, atteindre un jour la petite culotte de la demoiselle convoitée. Bref, la misère sur toute la ligne. Une seule chose compte cependant, l’écriture du roman qui, Jacob n’en doute pas, le rendra riche et célèbre, roman au titre implacable : Le branleur ! Mais là aussi, problème : Jacob tient à écrire dans sa langue, l’allemand (il se voit parfois comme un nouveau KAFKA), et qui voudrait publier aux Etats-Unis les états d’âme d’un petit juif inconnu qui écrit dans la langue de l’ennemi ?
Au fil des rencontres et des conversations minimalistes et loufoques, Bronsky nous fait découvrir l’univers désoeuvré des émigrants et des laissés-pour-compte de l’Amérique radieuse de l’après-guerre. Là où on pourrait tomber dans le glauque et la tristesse, l’absurdité des situations, l’humour à la fois cynique et burlesque de HILSENRATH nous emmène dans les errances et les rêveries de Jacob. Des rêves éveillés où, peu à peu, nous apprendrons peut-être comment il a échappé à l’extermination dans les ghettos juifs et, à l’ombre des six millions de disparus, a tenté de survivre pour lancer au monde son cri de guerre : Fuck America !
Le rire désespéré, une langue qui tranche dans le vif et de quoi faire parfois rougir les plus prudes : on pense souvent à BUKOWSKI. Bronsky, superbe loser, se débat dans un monde qui n’a pas voulu de lui et, dans la recherche de la mémoire collective, tente de garder la tête hors de l’eau.
Un roman qui surprend, surtout quand l’humour cru fait place à l’émotion, donnant au livre une tonalité très originale, pas du tout politiquement correcte.

3 juin 2010

Jeu d'échec, vodka et rock'n roll

Le Club des incorrigibles optimistes, Jean-Michel GUENASSIA

Un premier roman dense et passionnant sur les années soixante, la vie parisienne de l'époque et les conséquences du stalinisme. 

Le Club des incorrigibles optimistes aurait pu constituer deux, voire trois romans. Mais Michel GUENASSIA a eu la générosité de nous livrer le tout en un seul tome. Et il a bien fait car les multiples intrigues qui composent le livre s'emboîtent à merveille de manière étonnemment cohérente et donne une densité rare à ce roman qu'on croirait autobiographique tant il est précis dans la reconstitution d'une époque.
Il est tout d'abord question de Michel Marini, jeune garçon qui a 12 ans en 1959, début du récit dont il sera tout du long, le narrateur. Michel n'aime pas beaucoup l'école, surtout les mathématiques qu'il s'obstine à ne pas comprendre. Il adore lire et lit même en marchant (ce qui le mettra en danger, parfois, mais provoquera aussi des rencontres inattendues). Il vit dans une famille qui se déchire peu à peu : sa mère, d'origine bourgeoise, est froide et autoritaire, son père, fils d'immigrés italiens, est plus à l'écoute de ses fils. Irrévocablement, on sent ces deux là s'éloigner l'un de l'autre, séparés d'emblée par leurs origines sociales, leurs idées politiques et la vision qu'ils ont de l'éducation. Et puis il y a le grand frère, Franck, qui s'inscrit au Parti communiste avant de s'enrôler dans l'armée et de partir en Algérie. Il y a encore Juliette, petite sœur épouvantablement bavarde. Et enfin, il y a les cousins d'Algérie, les pieds noirs qui rentreront en France en catastrophe après la guerre.
Mais outre sa famille de sang, Michel nous raconte sa famille de cœur. Celle qu'il a rencontrée dans un bar de la rue Denfert-Rochereau, la Balto, où il allait jouer au baby foot avec ses copains d'école : une drôle de bande de vieux émigrés qui jouent aux échecs dans l'arrière café. Et nous voilà voyageant dans les pays de l'Est pour apprendre tour à tour le passé douloureux de Leonid, ancien héros de l'aviation soviétique, Werner, un allemand antinazi devenu projectionnistes dans une salle de cinéma d'art et d'essai, Tibor, ancien acteur adulé en Hongrie et son amant Imré, Igor et Sacha qui, pour une raison mystérieuse, se vouent une haine sans borne. Tous sont réfugiés politiques (même si tous n'en ont pas le statut officiel), tous sont victimes de la guerre froide, du rideau de fer, du stalinisme. Parmi eux il y a les révoltés devenus farouchement anticommunistes et les nostalgiques du régime, persuadés, et ce malgré qu'ils aient été persécutés par ses membres, que le Parti reste la meilleure chance pour un monde meilleur. Et malgré tout, malgré les souffrances, les trahisons, la déchéance, ils restent, inexorablement, une joyeuse bande d'incorrigibles optimistes.
On rencontrera également la jolie Cécile, petite amie abandonnée de Franck, son frère, Pierre, parti lui aussi en Algérie, Camille, passionnée de littérature et d'astrologie, le gentil inspecteur Daniel Mahaut, martiniquais qui s'attache à ces vieux réfugiés mais aussi Noureev, qui, lorsqu'il décide de passer à l'Ouest, provoque une fête sans précédent dans le club, ou encore Sartre et Kessel qui n'hésitent pas, de temps à autre, à venir faire une petite partie d'échec au Balto.
Récit initiatique d'un jeune homme dans les années soixante, roman politique sur la guerre froide et le stalinisme, chronique parisienne de l'époque, Le Club des incorrigibles optimistes est tout ça à la fois et plus encore. Jamais GUENASSIA de s'égare dans ces 756 pages qui se dévorent avec passion. Tout sonne juste, les personnages sont attachants, les reconstitutions minutieuses et le récit haletant. Un premier roman ambitieux et réussi qui séduira même les lecteurs les moins optimistes.
Prix des lycéens 2009